“Quarante jours après l’évènement, je m’attelle finalement à la rédaction de ce témoignage. La symbolique du chiffre me frappe, et je me dis que finalement, s’exprimer est un passage obligé du deuil. L’évènement étant ce qu’on appelle « l’explosion de Beyrouth », ou pour les habitants, simplement, l’Explosion ; dans une ville qui en a connues tant, ça dit beaucoup…
Le 4 Août 2020 en fin d’après-midi, je suis dans ma chambre qui donne sur le port, allongé sur mon lit et j’échange avec mon amie sur WhatsApp. Notre dernier message avant l’explosion est à 18:07. Je me rappelle avoir vu une colonne de fumée sur le port. Un gros incendie, je me dis ; je me lève, et saisis mon téléphone pour prendre une photo. Je pense que j’ai dû sentir alors un grondement sourd. Le fait est qu’un automatisme acquis depuis de mon enfance lors de la guerre civile soudain prend les rênes : pieds nus, je me rue sur les escaliers, dévalant les six étages à toute vitesse, avec une angoisse qui se transforme en panique.
Le grondement devient assourdissant, et passé le quatrième étage, il se mue en une explosion en « slow-motion ». J’entends ? vois ? sens ? les portes des appartements voler en éclats, ceux de l’ascenseur sortir de leurs gonds, une odeur âcre, et l’air qui change de consistance. Pour un moment je ne sais plus si c’est moi qui dévale les escaliers ou si c’est l’immeuble tout entier qui s’effondre sous mes pieds. Je me rappelle les raids israéliens sur la banlieue sud en 2006, et les bombes qui réduisent un immeuble en amas de ruines. Je me dis ça y est, c’est un raid aérien, quelqu’un a juré notre mort. A chaque craquement, me dis que la prochaine bombe larguée aura finalement raison de moi. Je sens qu’une colère et une volonté de destruction s’acharne sur nous. A partir des appartements j’entends les cris des habitants en panique, ce qui ajoute à la mienne. Mais ce qui prime, c’est surtout le sentiment d’impuissance et d’attente de ma mort imminente.
Arrivé au rez-de-chaussée, je crie aux voisins de descendre dans la cave, en prévision de la suite du raid. Mais non, tout est fini. L’air est lourd de poussière, la rue est remplie de débris, et de gens hagards ensanglantés. A 18:09 je reçois un appel de mon amie en pleurs. Elle a été blessée à la tête par un pan de fenêtre. Je lui demande de chercher les voisins, et je remonte les escaliers chercher quelques affaires. Je rencontre alors ma sœur, que je croyais sortie au marché. Elle était dans la salle de séjour lors de l’explosion, et pendant 3 minutes interminables, m’a cherché dans la maison sous les débris…
Nous entendons alors la bonne de notre voisine du cinquième pleurer et se lamenter. A l’intérieur, Leila git immobile, face contre terre. Elle a saigné de la tête, mais légèrement. Aucun signe de vie. J’appelle la croix rouge frénétiquement, mais rien n’accroche, évidemment. Je cours alors vers l’hôpital Saint-Georges, pour chercher de l’aide. Je n’y trouve que ruines et chaos. Je m’accroche à un secouriste et lui dis : « venez, il y a une femme par terre dans notre immeuble ». Il me répond : « Dans chaque étage il y a quelqu’un par terre… attendez, quelqu’un va venir. Si vous sentez un pouls chez elle, mettez-la sur le côté, sinon ne faites rien ». Plus tard je saurais qu’à l’hôpital même il y a eu 20 morts. De retour chez ma voisine, je ne sens aucun pouls. Je me rends compte de mon impuissance. Sa fille et son gendre ne tardent pas à venir. Plus tard dans la soirée je saurais qu’elle a été prononcée morte à l’hôpital. Je saurais aussi que 5 personnes que je connais du quartier sont parmi les deux cents morts du cataclysme. La blessure de mon amie s’avère légère.
Finalement ce n’était pas un raid ennemi. Nous ne pourrons pas jeter la pierre, défouler notre colère sur l’autre. Nous savons être parfois notre pire ennemi. Nous cherchons alors des responsables en interne. Quel fonctionnaire est coupable de négligence, de corruption ? C’est bien de le faire. Mais ne soyons pas aveugles : les personnes qui sont responsables de l’explosion ont agi dans une culture où la négligence, le laisser-faire, la corruption, la malhonnêteté et la médiocrité sont la norme. Il faut qu’ils paient la dette de leur négligence. Mais s’arrêter là serait une grave erreur. Je comprends maintenant pourquoi les prophètes de l’Ancien Testament demandaient la conversion du peuple entier, pas seulement du roi.
Samir Hatem, CVX Liban, membre de l’équipe service nationale
Chers amis CVX,
Quel témoignage vous donner ? Vous avez tout vu à travers les médias… Enumérer les difficultés de la vie quotidienne, ressasser les méfaits de la corruption, répéter ce qu’on sait de la misère des gens, de leurs lourds soucis et de l’angoisse du lendemain ? L’Histoire a toujours été jalonnée de malheurs que l’actualité se charge aujourd’hui de diffuser.
Force est de constater que l’Homme est ainsi fait, que l’adversité lui permet de donner le meilleur de lui-même, ou de sombrer s’il n’est pas soutenu par une motivation intérieure enracinée. Mais il faut aussi que cette détermination, cette foi, soit soutenue par l’appui d’amis efficaces et convaincus afin que la « real » géopolitique des grands ensembles admette l’existence de petites entités exemplaires et cesse de les sacrifier : c’était la vision du Pape Jean Paul II, qui n’a rien perdu de son actualité. Les Libanais le savent, il faut les sauver de la main mise perverse de la Bête, car ce qui se passe est un défi au Divin.
Ici, chaque survivant se demande : « Pourquoi suis-je en vie ? » Au-delà de la thérapie du silence, de celle de la parole, de l’effort partagé quotidien et collectif pour la survie, au-delà de l’usure des muscles et des nerfs, résonne « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! »
Sidérés par ces derniers évènements d’une violence et d’un cynisme inouïs, nous essayons de comprendre ce que Dieu attend encore de nous. Ce qui importe, les naufrages nous l’apprennent, ce n’est pas combien de temps on vit, mais COMMENT on vit le temps qui nous est imparti. Si on reste capable d’aimer, on approche de la joie du Christ qui résiste à toute épreuve. Voudrions-nous qu’il ait coûté tant de sang à l’humanité de l’Eglise de Jésus sans que nous Lui donnions nos larmes en retour de Ses grâces ?
Informez, aidez, recevez, et surtout, venez parmi nous si vous le pouvez. Priez pour que survive l’exemple libanais : « la prière rend possible ce qui est impossible, facile ce qui est difficile… »
Merci
Juliette Noujaim, CVX Liban, Laudate
« Consolez, consolez mon peuple » (Isaïe 40, 1)
Le 4 août 2020 : une date gravée désormais dans la mémoire des libanais. L’explosion apocalyptique de plus de 2700 tonnes de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, l’explosion la plus puissante depuis Hiroshima, dit-on, a provoqué une vraie catastrophe. En un clin d’œil, la ville est dévastée, des centaines de victimes et de blessés, des milliers de sans-abri, des dégâts importants. Chacun des libanais a été touché par ce drame, qu’il soit sur les lieux du sinistre ou ailleurs : qui d’entre nous n’a pas dans la capitale un membre de sa famille, un cousin, un ami ou un collègue ? Une tristesse profonde nous envahit tous.
Cependant, du milieu de ce désastre, jaillit un cri de tendresse de notre Dieu compatissant : « Consolez, consolez mon peuple ».
Dieu nous appelle à nous relever, à nous tenir debout, comme Marie au pied de la Croix, à nous consoler les uns les autres, à apporter du baume aux plus affligés. Pouvons-nous rester sourds à cet appel ? Nombreux sont ceux qui y ont répondu, quoiqu’inconsciemment : cette consolation se traduit par un bel élan de solidarité entre citoyens, par une pensée, un don, un contact, une générosité de la part de plein d’amis.
Et nous, la CVX au Liban, nous sommes invités à répondre aussi à cet appel. « Nous n’avons ni or, ni argent », mais donnons ce que nous avons : offrons notre écoute consolatrice, notre présence au service de nos frères meurtris, soyons des témoins d’espérance. La lueur de l’espérance ne s’éteint jamais. C’est Lui notre seule espérance et notre vraie consolation.
Najat Sayegh, membre de l’Ex-Co mondiale de la CVX