Habiter, comme plusieurs membres de notre CL, les XIIIème ou XIVème arrondissement de Paris ou, en tout cas, des quartiers du sud parisien, c’est être voisin de Madeleine Delbrêl. Elle a vécu place Saint-Jacques (XIVème arrondissement). Et à deux pas, dans l’église Saint-Dominique, rue de la tombe Issoire, elle a fait, en 1924, à 19 ans, elle, l’athée par conviction, l’expérience de la conversion, « éblouie par Dieu ».
C’est aussi, pour nous, être voisin de la banlieue sud, où elle habita plus de trente ans. Bien sûr, le temps de la « ceinture rouge » est loin, même si Ivry-sur-Seine, la ville de Madeleine est toujours communiste. Mais l’écho de ses activités sociales, politiques, apostoliques dans cette périphérie de la capitale résonne encore. Son insertion spirituelle dans un milieu urbain, cette manière si traditionnelle et en même temps si moderne de chercher Dieu dans ses plus proches, chez les commerçants, les passants, les travailleurs, les enfants de son quartier ont inspiré plus d’une compagne ou d’un compagnon quand il a fallu donner un nom à notre équipe.
D’autres propositions pour ce « baptême » de CL avaient un lien avec saint Ignace, ses disciples ou ses lieux parisiens. Mais justement, Madeleine Delbrêl nous a paru très ignatienne, dans sa recherche – bien quotidienne, presque terre à terre et pourtant extrêmement exigeante – son discernement des signes de l’Esprit dans son environnement ordinaire. Ignatienne aussi dans la forme de ses relations avec les « gens des rues » (comme le dit l’un de ses titres de livre les plus célèbres), ces sœurs et ces frères dans la foi et plus souvent encore, dans l’incroyance.
Son installation au sein d’une vie séculière, comme assistante sociale à Ivry, en 1933, est le fruit d’un discernement qui a dû prendre la forme d’un combat spirituel. Quelques années plus tôt, tentée par l’entrée au Carmel, elle y a renoncé pour, entre autres, veiller sur sa mère à qui son père fait vivre une existence douloureuse. Lieu, pour elle, d’accomplissement de l’Evangile, Ivry, « ville marxiste » est aussi une terre de mission. Mais toute terre ne l’est-elle pas ? « Nous autres, gens de la rue croyons de toutes nos forces que cette rue, que ce monde où Dieu nous a mis est pour nous le lieu de notre sainteté. Nous croyons que rien de nécessaire ne nous y manque, car si ce nécessaire nous manquait, Dieu nous l’aurait déjà donné. »
Parallèlement, elle organise une communauté de femmes qui, là encore, a vocation à aller à la rencontre des gens du voisinage, de les connaître, de les aider. Car « servir ses frères, c’est régner avec Dieu ». Chaque confrontation à l’autre est singulière, professe-t-elle. Elle aime « sur mesure ». L’amour du Christ, écrit-elle en 1946 dans la revue « La Vie spirituelle » « nous rend proches et nous fait ‘préférer’ tous les prochains que nous rencontrons ». Pour cet amour, dans sa vie à Ivry, Madeleine « s’installe délibérément en vie de famille véritablement vécue avec tout être humain qu’elle rencontre et cette vie de famille est le signe nécessaire d’une autre vie de famille sans cesse approfondie avec tous les hommes de la terre. »
Il serait incomplet d’évoquer Madeleine Delbrêl sans souligner la place qu’elle donne à la prière en tout moment, action ou repos, brouhaha ou silence. Outre la prière de ressourcement, de discernement, celle qui nourrit pour la tâche à accomplir ou revisite le parcours vécu, la « prière dans l’instant », familière aux lecteurs de la Revue Vie chrétienne, a un goût tout particulier pour elle. C’est un moment de grâce, presque de gourmandise : « Quelle joie de savoir que nous pourrons vers votre seul visage lever les yeux (…) pendant que, devant l’arrêt, nous attendront l’autobus qui ne vient pas (…) Quelle extraordinaire promenade sera pour nous le retour en métro, ce soir (…) quelles avances de vous que les retards où l’on attend un mari, des amis, des enfants ». Réfléchissant à la prière, elle n’oublie pas ses obstacles et consacre aux « distractions » des réflexions indulgentes dont l’humour (qu’elle associe souvent à l’amour) n’est pas absent : « Mon Dieu, si vous êtes partout, comment se fait-il que je sois si souvent ailleurs ? »
Madeleine Delbrêl nous semble être une chrétienne, une « chercheuse de Dieu » qui vit le quotidien comme une aventure guidée par le Christ. En témoigne son poème (Madeleine en a écrit beaucoup) : « Le nouveau jour » : « un jour de plus commence. Jésus en moi veut le vivre (…) il va rencontrer chacun de ceux qui entreront dans la maison. Chacun de ceux que je croiserai dans la rue (…) Béni soit ce nouveau jour qui est Noël pour la terre, puisqu’en moi, Jésus veut le vivre encore. ». La joie fait partie de ce quotidien. Et comment ne pas citer, en conclusion cet autre poème, que le pape François a cité, en clôture de son synode : Faites-nous vivre notre vie / non comme un jeu d’échecs où tout est calculé / non comme un match où tout est difficile / non comme un théorème qui nous casse la tête / non comme une dette à payer / mais comme une fête / comme un bal / comme une danse / entre les bras de votre grâce / dans la musique universelle de l’amour. Seigneur, venez nous inviter.
Jean François, pour la CL Madeleine Delbrêl de la communauté régionale Paris Sainte-Geneviève