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Elections 2022 au Brésil : un suffrage présidentiel qui se poursuit par une attaque contre les institutions démocratiques

Le Brésil est le 6ème pays le plus peuplé du monde, avec plus de 212 millions d’habitants, répartis sur le cinquième territoire le plus vaste de la planète, avec une surface équivalant à 80% de l’Europe. Son économie, qui fut un temps la 7ème du monde, après plusieurs crises économiques successives est maintenant la 11ème. C’est donc un géant. Les indicateurs sociaux, de l’autre côté, sont loin d’être dans les meilleurs du monde. Nous avons des régions avec un index de développement humain (HDI) élevé et en même temps des communautés en très grand manque technologique, vivant sous le seuil de pauvreté. Si nous pouvions choisir deux mots pour résumer le pays, bien que les stéréotypes soient totalement inappropriés, ce serai “grand” et “inégal”.

Photo d’Agustin Diaz Gargiulo sur Unsplash

Dans ce contexte complexe et plein de défis, les élections des parlementaires, des gouverneurs d’état et du président de la République ont eu lieu en octobre 2022, avec deux tours. Contrairement aux élections précédentes, cette fois-ci le suffrage a pris une tournure dramatique. Depuis le début, le débat était polarisé autour de deux candidats : le président en fonction Jair Messias Bolsonaro, de l’extrême droite, et Luís Inácio Lula da Silva, qui avait été président pendant deux mandats et représentant la coalition de gauche conduite par le PT (Parti Travailliste). Lula a battu Bolsonaro au second tour, avec une toute petite marge de 0,9%, la plus faible de l’histoire. Ceci-dit, en valeur absolue, la différence était seulement de 2 millions de votes sur un total de 118 millions d’électeurs.

Pendant les quatre dernières années, nous avions vécu sous le gouvernement de Bolsonaro, marqué par une administration incluant un défaut de gestion pendant la pandémie de COVID-19 et presque 700 000 brésiliens morts. Bolsonaro, surnommé le Trump sud-américain, a reculé au maximum le démarrage de la vaccination, en résonnance aux mouvements anti-vaccination. Pendant sa présidence, les règles sociales et environnementales ont été majoritairement démantelées. L’Amazonie, par exemple, qui représente 59% du territoire brésilien, a subi un accroissement de 73% de sa déforestation dans les trois dernières années[1], en même temps qu’une augmentation du trafic de bois, de l’exploitation minière illégale et une routine de terreur dans les territoires autochtones. De janvier 2022 à octobre 2022 seulement, la zone déforestée équivaut à 30% du territoire de la Belgique, bien que le gouvernement ait adopté une position de déni affirmant que rien de tout cela n’était vrai. Sa présidence a aussi été marquée par la dégradation des indicateurs sociaux, avec une augmentation de la faim. Les données collectées entre novembre 2021 et avril 2022 par une enquête sur la sécurité alimentaire ont révélé qu’environ 33,1 millions de Brésiliens n’ont rien à manger[2]. Un nombre scandaleusement alarmant, surtout dans un pays vu comme étant l’une des “panières à pain du monde”. La confrontation avec la justice a été un ton adopté par Bolsonaro. Il a menacé à plusieurs reprises de ne pas tenir compte des actions de la Cour Suprême, qu’il trouvait préjudiciables. À un moment, un ancien allié de Bolsonaro a dénoncé le palais présidentiel comme hébergeant un “bureau de la haine”, où les conseillers auraient diffusé une propagande idéologique agressive, ce qui a amené de nombreux experts à voir des traits de fascisme dans cette stratégie.

Beaucoup se demandent comment un président avec le profil extrémiste de Bolsonaro a pu accéder à la présidence d’un pays de tradition modérée comme le Brésil et a presque été réélu. Je voudrais proposer trois clés de lecture à propos de ce phénomène, sans vouloir épuiser le sujet mais seulement pour souligner des points qui me paraissent cruciaux. Pour ce faire, il est nécessaire de revenir un peu dans le passé.

Photo de Matheus Câmara da Silva sur Unsplash

La première clé de lecture est politique. L’élection de Jair Bolsonaro en 2018 peut être expliquée en partie comme étant un produit des précédents gouvernements de gauche. Lula fut président pendant deux mandats successifs, après une longue trajectoire politique qui prend son origine dans l’union des métallurgistes à São Paulo. Son gouvernement a d’abord été marqué par de hauts niveaux de popularité, poussé par des projets d’action sociale pour éradiquer la pauvreté, et une forte croissance économique. Cependant, au fil des années, une avalanche d’accusations de corruption a émergé incluant, entre autres choses, l’achat de soutiens parlementaires pour l’approbation de projets gouvernementaux. Sa candidate, Dilma Roussef, a pris sa succession pour deux mandats aussi. Durant le second mandat de Lula, le Brésil a plongé dans une sérieuse crise économique et fiscale, générant de l’inflation, du chômage et des manifestations à travers le pays. Des enquêtes ont montré que 71% des Brésiliens pensaient que le gouvernement de Dilma était mauvais voire pire. En 2015, La Cour des Comptes a suggéré de désapprouver les comptes de Dilma parce qu’il y avait des manipulations dans les comptes publics, sans l’autorisation du Congrès. Ce fut la goutte d’eau. Dilma a quitté la présidence, après une procédure de destitution qui s’est passée au Parlement. Au même moment, les accusations de corruption à l’encontre du gouvernement de l’ancien président Lula ont augmenté, ce qui a conduit à son arrestation en 2018, après une longue procédure judiciaire.

A ce stade, tout personnage politique incarnant le mécontentement et la frustration des Brésiliens face aux quatorze années de gouvernement de gauche et proposait un autre modèle de gestion aurait gagné en popularité. Bolsonaro a su canaliser cette énergie parmi les millions de personnes mécontentes, avec un discours strident et agressif, gagnant l’élection en 2018 et répétant presque l’exploit en 2022.

Pour finir, le procès judiciaire de Lula a été annulé en appel par la Cour Suprême pour vice technique, et ses droits politiques ont été rétablis, ce qui lui a permis d’être libéré et de redevenir candidat à l’élection présidentielle en 2022.

Mais la politique n’explique pas tout. Un deuxième facteur, que je considère fondamental pour porter Bolsonaro au second tour et être presque réélu, concerne les questions liées aux traditions qui sont des sujets moraux défendus par les conservateurs. Bolsonaro a utilisé ces sujets pour rallier des soutiens. Il a pris une position véhémente, par exemple, sur la décriminalisation de l’avortement et de l’idéologie de genre. Il a mis Dieu dans son slogan de campagne. Il répétait tout le temps qu’il défendait la liberté, la famille, la propriété. Il défendait le port et l’utilisation d’armes par la population, utilisant l’expression “les personnes armées ne seront jamais réduites en esclavage”. Il a utilisé la stratégie manichéenne du bien contre le mal, le mal étant tous ceux qui pensaient différemment de lui. Cette stratégie lui a rapporté beaucoup de soutien dans sa campagne de la part des églises évangéliques et néo-pentecôtistes, des catholiques traditionnalistes, des militaires et des agents de sécurité. Alors que la Conférence des Evêques catholiques cherchait à défendre des thèmes plus progressistes, mais sans nommer de candidats, les églises évangéliques déclaraient explicitement leur soutien à Bolsonaro, avec des pasteurs demandant un vote pendant les services et parlant aux fidèles de “guerre spirituelle” et de “dangers” de voter à gauche. Dans une société fortement marquée par la religion, ce discours effrayant a eu un impact énorme.

Enfin, je pense que l’utilisation grimpante des réseaux sociaux a été importante pendant la campagne de 2018 et encore plus pendant celle de 2022. Il y a eu un flot de fausses nouvelles, particulièrement via WhatsApp. Il y avait beaucoup de mésinformations, de fausses nouvelles avec des sujets complexes traités superficiellement. Des vidéos prêchaient les plus grosses absurdités dans des groupes d’amis et des familles. Beaucoup d’électeurs, surtout ceux avec peu de formation politique, ont été séduits par de faux arguments. La campagne de Bolsonaro a réussi à rassembler une armée de partisans, notamment des personnes âgées, qui sont devenus connus sous le nom de “oncles et grands-parents WhatsApp”, qui ont reproduit ces contenus douteux jusqu’à épuisement.

Image by Gordon Johnson from Pixabay

Ce scénario a transformé la campagne électorale de 2022 en un environnement hostile. Le Brésil, traditionnellement pacifique, s’est retrouvé face à une société fracturée en deux. La polarisation de la campagne électorale a atteint le microenvironnement. Beaucoup de familles, de cercles amicaux, de communautés ecclésiales, de collègues de travail se sont divisés, souvent avec des échanges d’insultes. A l’approche des élections, le racisme a augmenté. Des prêtres, par exemple, étaient interrompus en pleine homélie et accusés de défendre le communisme. Des collègues de travail étaient harcelés par leurs supérieurs hiérarchiques, etc. Dans quelques cercles amicaux et familiaux, il a été décidé de ne pas parler de politique pour ne pas générer de conflits. Lors du traditionnel déjeuner familial brésilien du dimanche, il y avait souvent un silence, avec cette boule coincée dans la gorge de ne pas pouvoir aborder ce sujet.

La CVX n’a pas été épargnée dans ce processus. Il a été demandé à l’équipe nationale de se prononcer sur ce scénario de désolation. Après une période de consultation des membres et un processus de discernement, la CVX au Brésil a produit une note montrant clairement son rejet du bolsonarisme et de tout ce qu’il représentait. Les mots de l’assistant national, le P. Miguel Oliveira Martins Filho, sj : “En rejoignant les institutions qui représentent la pensée la plus large de l’Eglise catholique au Brésil, nous nous plaçons également en phase avec les réflexions et les orientations du Pape François, avec les frontières de la CVX mondiale et avec les préférences universelles de la Société de Jésus, en faveur de la Vie et de la dignité humaine, aux côtés des pauvres, pour les exigences de notre Maison Commune et pour une spiritualité aux yeux ouverts sur la réalité, à la lumière de l’Evangile”.

Le système de vote brésilien, considéré comme l’un des plus efficaces au monde, est entièrement informatisé grâce aux urnes électroniques. En seulement trois heures après la clôture des votes le 30 octobre, les 118 million de votes étaient déjà comptabilisés et Lula était déclaré vainqueur. Mais le climat hostile ne s’est pas arrêté. Mécontents de la défaite dans les urnes, des groupes bolsonaristes ont décidé de contester les résultats et les chefs des routiers, un secteur lié à Bolsonaro, ont commencé à bloquer des routes à travers le pays et à organiser des manifestations anti-démocratiques. D’autres groupes ont décidé de se rendre aux portes des casernes de l’armée, pour demander une intervention militaire afin d’empêcher Lula d’accéder au pouvoir, une scène impensable il y a encore quelques années pour la plupart des Brésiliens. Ce que nous voyions était difficile à croire. Quelques Brésiliens demandant un coup d’état militaire. Nous pensions que ce scénario des années 1960 était éteint depuis longtemps. Apparemment pas.

Courant novembre, les barrages routiers ont été démantelés par les forces de police, le groupe de transition a commencé à préparer le nouveau gouvernement et les esprits semblaient moins échauffés, avec la coupe du monde de football et le pays complètement tourné vers cet évènement. Le foot au Brésil transcende le sport et est presque un dogme. L’inauguration du Président Lula s’est passée sans encombre et a été un beau moment de fête populaire, avec des milliers de personnes dans les rues de la capitale.

Image by Alex G. Ramos from Pixabay

Alors que tout indiquait que cette triste page de notre histoire était tournée, soudain, le 8 janvier quelques centaines de bolsonaristes venus en bus de tout le pays ont décidé de se rassembler à Brasilia et ont violemment envahi le palais présidentiel, celui de la Cour Suprême et du Parlement, détruisant tout sur leur passage. C’était une imitation de l’invasion du Capitol par les Américains trumpistes. La police fédérale et d’autres services de sécurité ont mis du temps à réagir, indiquant une possible indulgence et collusion avec les vandales, qui ont demandé une intervention militaire et la rupture de l’état de droit démocratique de la République.

C’est là que la force des institutions brésiliennes a prévalu. La justice a émis une ordonnance pour révoquer le gouverneur de Brasilia pour 90 jours par défaut et arrêter le secrétaire à la sécurité locale, qui était hors du pays. Le gouverneur étant démis, le vice-gouverneur a pris sa place et mobilisé la police pour réprimer les envahisseurs, alors que le Président nouvellement assermenté recevait le soutient de tous les gouverneurs d’état, de la justice, du congrès, du ministère public et de presque toute la société organisée. Il y avait beaucoup d’indignation dans le pays, et une partie de la population est descendue dans la rue pour demander le respect de la démocratie. Quatre heures après l’incident, le Président s’entretenait au Palais avec son ministre, pendant que la police arrêtait 670 vandales, qui sont maintenant poursuivis en justice.

Le 8 janvier, quelques médias européens commentaient la supposée fragilité de la démocratie brésilienne. Mais je pense que c’est exactement l’opposé qui s’est produit. La démocratie ici n’a jamais été aussi forte, elle a montré sa résilience dans ce moment de stress, avec les institutions fonctionnant et agissant en accord avec la Constitution, encadrant le petit groupe d’extrémistes et restaurant la normalité institutionnelle.

Pour le moment, nous restons vigilants et prions pour que les valeurs démocratiques, telles que décidées par la majorité, soient respectées et que nous puissions construire une société plus fraternelle et juste, à la lumière des valeurs de l’Evangile annoncé par Jésus.

Par Alexandre Pinheiro Tenorio

CVX Shalom, Rio de Janeiro, Brésil.

Traduit de l’anglais par Marie-Emmanuelle Reiss

CVX en France

[1]         https://www.dw.com/pt-br/inpe-registra-pior-marca-da-s%C3%A9rie-hist%C3%B3rica-de-alertas-de-desmatamento/a-63591281

[2]        National Survey on Food Insecurity in the Context of the Covid-19 Pandemic in Brazil, carried out by the Brazilian Network for Research in Sovereignty and Food and Nutritional Security (PENSSAN Network). https://olheparaafome.com.br/