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Témoignage de Denis, médecin bénévole auprès de personnes migrantes

Témoignage donné au « Village des témoins de l’accompagnement des migrants », à l’occasion de l’Université d’été 2019 au Hautmont

« Pour que la rue ne soit plus une fatalité ». Voilà la devise de l’ABEJ Solidarité au sein de laquelle j’assure un après-midi de consultations médicales toutes les semaines depuis cinq ans. Pour que la rue ne soit plus une fatalité…il y a du travail. Qu’assure l’ABEJ ?

  • Un accueil inconditionnel de jour à Lille sur deux sites, près le la gare Lille Flandres et rue Solferino
  • Un accueil de nuit près de l’église Saint-Michel
  • De nombreux services autour de la précarité : des foyers d’accueil dont le centre Rosa Parks qui propose des hébergements de courtes durées, un Foyer d’Accueil Médicalisé, une maraude, un service de soins infirmiers à domicile, des services sociaux, des consultations médicales et psychologiques, des lits halte soins santé pour de courts séjours hospitaliers, une ressourcerie, etc.

Actuellement environ 300 salariés y travaillent assistés de nombreux bénévoles.

L’ABEJ, association protestante, a un conseil d’administration au sein duquel les catholiques et les protestants sont représentés à parts égales. Il faut noter une grande diversité parmi les salariés qui sont de toutes origines géographiques et sociales.

Ma rencontre avec les migrants a lieu au cours de ces consultations qui s’adressent à toute personne à la rue sans aucune distinction. Les migrants représentent approximativement les deux tiers des consultants. En écrasante majorité des hommes. Très peu de femmes. Très peu d’enfants (essentiellement des Roms).

Il existe une grande diversité dans les demandes : petite infection, problème en rapport avec les conditions de vie (constipation, parasitose cutanée), somatisation exprimée sous forme de céphalées ou mal de dos, pathologie ancienne à prendre en charge (diabète, hypertension artérielle), mais surtout écoute permettant au consultant d’exprimer son angoisse, ses peurs, de parler de sa famille ou des raisons de son exil. Nombreux sont ceux qui réclament par exemple une prise de sang pouvant, pensent-ils, les rassurer sur leur bon état de santé. D’autres espèrent le traitement d’une infirmité ancienne tant est bonne la réputation du système de santé français.

Les questions, les difficultés

Ma principale crainte : ne pas être professionnellement performant et méconnaître une pathologie grave. Je me souviens par exemple d’une appendicite aigüe chez une Syrienne. Bien sûr il y a l’écoute, le soutien mais je suis d’abord là pour soigner des pathologies physiques ou psychiatriques même si le relationnel a autant, voire plus d’importance.

Nous sommes plusieurs médecins à intervenir au fil de la semaine et l’utilisation de dossiers informatisés communs constitue une aide dans des pathologies complexes. A l’opposé, effectuer de la médecine générale un jour par semaine comme c’est mon cas oblige à une grande vigilance. Palper un abdomen ne s’oublie pas ; ce qui n’est pas le cas du nom d’une molécule chimique.

Pour ces patients à la rue le soin s’avère difficile quand il s’agit de pathologies chroniques même courantes (hypertension artérielle, diabète, infections chroniques). Comment suivre un traitement, un régime quand je vis dans un squat, que je me fais voler mes médicaments, que mes horaires sont irréguliers, que je mange ce qui m’est offert, que j’ai de multiples autres préoccupations notamment administratives ?

Une question m’a habité un court instant, au début de cet engagement bénévole : comment ne pas être trompé, utilisé ? Les demandes d’asile en France comportent un volet médical. Une pathologie grave difficilement soignable dans le pays d’origine peut favoriser l’obtention d’un droit d’asile. Dans ce but les plaintes peuvent donc être majorées. Mais à la réflexion, pendant mon exercice de médecin de campagne, combien d’arrêts de travail n’ai-je pas prescrit uniquement sur les dires du patient ? « j’ai vomi cette nuit, j’ai eu 39° de fièvre hier soir, mes vertiges m’empêchent de conduire, ma sciatique est insupportable… ». La recherche d’un éventuel bénéfice secondaire peut exister mais n’est en aucun cas spécifique aux personnes rencontrées ici.

Ce que cela transforme en moi. Comment ces rencontres m’ont fait grandir en humanité, spirituellement.

En premier lieu, cela m’apporte une immense joie. Sans doute parce que j’ai l’impression de participer un tout petit peu à l’avènement du royaume. « Que ton règne vienne… » Ce sont les mots que je prononce en récitant le Notre Père pendant mon trajet avant la consultation. C’est aussi l’un des lieux de l’incarnation de ma foi. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits… ».

Les rencontres avec les migrants me rappellent avec force ma vulnérabilité, celle de tout homme. Etre migrant c’est être loin de chez soi, sans famille, dans un pays dont la langue est parfois inconnue, ne pas savoir où dormir, où manger, à qui faire confiance. Et si c’était moi…Comment comprendre la faim si je n’ai jamais eu faim…la soif si je n’ai jamais ressenti la soif. Quand je pars en voyage, je prévois mon point de chute le soir. Puis-je m’imaginer en pays étranger, mal accepté par des autochtones dont je ne comprends pas la langue, et ne sachant pas où dormir ? Comme je suis vulnérable… Cela me parle de mon angoisse et de toutes ces choses avec lesquelles je tente de me rassurer ou de me distraire comme nous le dit Pascal.

J’apprends la gratuité. Soigner est gratifiant. Les patients remercient parfois. Dans un exercice médical classique je connais généralement les conséquences de mes actes. Ici j’ignore tout de l’avenir du consultant. Je ne le reverrai peut-être jamais. C’est en tout cas l’idée que j’ai en tête lors de la consultation. Faire le maximum aujourd’hui, même si c’est souvent très peu et sur le plan médical insatisfaisant. La suite ne m’appartient pas…malgré toute l’énergie déployée. Un exemple récent vécu : En fin de consultation arrive une maman africaine séropositive récemment sortie de maternité et accompagnée de ses jumelles âgées de 15 jours. Nous étions ce jour là deux médecins et deux infirmiers. Les multiples problèmes à régler nous ont occupés une heure. Peut-être cette personne partira t-elle prochainement à Paris ou à Calais pour suivre son compagnon. Nous avons fait le maximum aujourd’hui. L’avenir nous est totalement inconnu.

Il me faut abandonner toute tentative de classification. Certains migrants mériteraient-ils davantage notre aide que d’autres ? Vais-je soigner de la même manière un yéménite qui fuit la guerre, un nigérien menacé pour son homosexualité ou un camerounais qui vient chercher du travail en me rappelant que nous avons colonisé son pays ?

La complexité des situations rencontrées met parfois à mal mes certitudes. Que faire devant les sanglots d’une patiente à la rue, sortie d’un service de psychiatrie après une tentative de défénestration du troisième étage, qui vomit et consulte pour un retard de règles de deux semaines ? Comment calmer son angoisse immense devant ce début de grossesse dont elle ne veut pas et dont elle déclare ne pas connaître le père sans prendre un rendez-vous dans un centre d’IVG ?

Je découvre également l’immense patience des patients rencontrés renvoyés de service en service. Très rares sont ceux qui s’énervent. D’un tempérament plutôt vif…j’apprends la lenteur. Et c’est bon !

Les patients mais aussi le personnel de l’ABEJ, salariés ou bénévoles, sont de religions diverses. Les discussions spirituelles sont rares mais riches de découvertes et de respect mutuel. Je me souviens par exemple de la discussion pendant le ramadan avec un musulman qui ne parvenait pas à abandonner ses quatre cigarettes quotidiennes.

Pour terminer je ne peux pas cacher ma profonde admiration pour l’investissement de chacun, salarié ou bénévole, afin d’essayer d’aider modestement toutes ces personnes de passage. Tant d’énergie déployée…c’est magnifique !

Denis, membre de la Communauté régionale Arras Lille

Voir la page de l’Université d’été du Hautmont et le compte rendu de Yves Soufflet

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