Partons du point central de notre foi. Par le baptême, s’établit entre Dieu et l’homme un lien définitif : l’Esprit Saint devient fondateur d’une histoire, qu’on peut appeler divine, mais qui est aussi une histoire humaine, long cheminement d’une liberté à travers des oui et des non. Chacun construit donc sa propre spiritualité qui n’est rien d’autre que la vie de l’Esprit en lui.
Mais c’est peu à peu que la vie intérieure se développe, que la prière s’enracine, s’apaise, que le discernement éclaire les relations et les choix, que la passivité sous l’action de la grâce divine crée l’être spirituel, capable de service en vérité. En tout cela, seule l’expérience est maîtresse : les vues spéculatives n’y font rien. Mais sur quels points la spiritualité d’Ignace apporte-t-elle des éléments spécifiques ?
Le Dieu dont Ignace cherche sans cesse à “faire la volonté” n’est pas atteint au terme d’un itinéraire d’épreuves et de “nuits”. Il se révèle comme une force créatrice à laquelle il demande de collaborer en esprit d’humilité mais aussi d’initiatives et d’action. Partageant la faiblesse du Christ, le chrétien, à travers sa propre faiblesse, fait alors sien le désir fou de Dieu d’une société fondée sur l’amour et se livre totalement à ce service qui l’ouvre à tous les secrets de Dieu. C’est ainsi qu’il devient “contemplatif dans l’action”.
La vision qu’Ignace place au début des Exercices présente d’un même regard le Créateur et la créature, l’un et l’autre entraînés dans le même mouvement d’amour en Dieu qui, par son Fils, s’offre aux hommes de manière absolue, l’homme répond de manière absolue par le don total de lui-même. Il n’y a plus ni sacré ou profane, ni nature ou surnaturel, ni mortification ou oraison, parce que c’est le même Esprit qui fait “aimer Dieu en toutes les créatures et toutes les créatures en Dieu”.
Vue optimiste ? En réalité, vue de foi qui situe l’homme à chaque instant dans le présent qui lui est offert et le constitue dans son être spirituel.
Il reste que, en l’homme, la déviation de l’amour est toujours possible. Comment la clarté de l’action de Dieu, se demande Ignace, peut-elle s’obscurcir autant dans la conscience ? Et il propose des “règles pour discerner” les mouvements qui traversent le cœur. En cela, il n’est pas novateur, car le contenu des règles faisait déjà partie de la sagesse traditionnelle. Mais, pour lui, le “discernement des esprits” est mis au service de la décision, c’est-à-dire de l’acte libre par lequel l’homme engage sa vie et la maintient fidèle tout au long de son existence, quelles que soient les conditions de vie.
Nous touchons là un point où se manifeste le plus clairement l’originalité de la spiritualité ignatienne, résumée dans le titre même des Exercices : “Chercher et trouver la volonté de Dieu dans la disposition de sa vie”. Sans doute y a-t-il des moments où s’impose la nécessité d’un choix de grande importance. Mais, dans l’ordre de la fidélité à Dieu seul, il n’y a pas de petites décisions. Tout acte libre est le lieu de la rencontre avec Dieu, comme tout accueil du temps présent est une nouvelle découverte de l’action de l’Esprit : le discernement se fait à partir du présent, dans sa complexité ou sa simplicité. On se pose des questions qui font apparaître les possibilités ou les erreurs et qui permettent de découvrir dans le concret de sa vie quelle est la volonté de Dieu.
La spiritualité ignatienne ne se définit donc par aucune formule-cadre : elle ne conduit ni à la pratique d’une vertu, comme la pauvreté ou l’obéissance, ni à un type d’apostolat, comme la présence aux malades, aux mourants, à telle catégorie sociale. Mais elle fait atteindre au coeur même de la mission universelle de l’Eglise et elle prépare pour cette mission des hommes et des femmes qui se veulent, par la grâce de Dieu, pleinement libres et disponibles.